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Et si le Salvador avait tout compris avec son système monétaire autour du Bitcoin ?

David Rajaonary
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DIOS, UNIÓN, LIBERTAD BITCOIN. Petit Etat d’Amérique centrale, le Salvador a brusquement monopolisé les unes de la presse mondiale le 7 septembre 2021, en adoptant le Bitcoin comme monnaie légale aux côtés du dollar américain. Un gambit audacieux qui a valu à son président Nayib Bukele d’être très critiqué par les États-Unis et le FMI.

Deux ans après, où en est le modèle que le Salvador a osé envisager ? Entre admiration et scepticisme prudent, nous avons cherché à comprendre si le “modèle Bukele” est destiné à faire école ou à finir dangereusement.

La monnaie : retour sur la naissance d’une initiative crypto-monétaire

Le choix du Salvador d’adopter le Bitcoin repose sur deux hypothèses.

La première est l’impératif d’une inclusion financière plus importante, dans un pays où environ 70% de la population n’a pas accès aux services bancaires traditionnels. La deuxième, est la volonté d’attirer les investissements étrangers et de moderniser l’image d’un pays connu surtout pour la violence de ses gangs, les redoutés Mara Salvatrucha (MS-13) et Barrio 18.

Le processus d’adoption a donc été rapide, mais non sans heurts. Le cadre réglementaire a été établi en juin 2021 avec le vote de la Ley Bitcoin” (loi Bitcoin) par l’Assemblée Législative. Un texte qui a ouvert la voie à l’adoption officielle en septembre de la même année.

Sur le plan technique, le gouvernement salvadorien a lancé une application baptisée “Chivo”. C’est un portefeuille numérique qui facilite les transactions en Bitcoin. Pour booster son adoption, 30 dollars en bitcoins ont été promis pour tout nouveau téléchargement.

Sur le plan social, l’opinion publique reste aussi divisée qu’au premier jour. L’adoption du Bitcoin a en effet ravivé de douloureux souvenirs de l’année 2001. Vingt ans avant le bitcoin, le Salvador s’est vu contraint d’adopter le dollar américain à marche forcée, délaissant sa propre monnaie,  le colón.

Aujourd’hui, tout, ou presque, se fait en dollars au Salvador.

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La dette : la surprenante résurgence des Obligations d’Etat du Salvador en 2023

Il y a un aspect sur lequel les choses sont en train de prendre une tournure inattendue : la dette.

En 2023, les obligations en dollars du Salvador ont connu un rendement impressionnant : 70%. Un rendement qui surpasse toutes les autres obligations des marchés émergents (Brésil, Mexique).

Pourtant, douze mois auparavant, les cryptos plongeaient et créaient de gros doutes. Lorsque le bitcoin est passé de 69.000 à 20.000 dollars, plusieurs agences de notation s’interrogeaient sur la capacité du Salvador à honorer les échéances sur sa dette souveraine.

Pour apaiser les marchés, la banque centrale procéda en juillet 2022 à un rachat de 1,6 milliard de dollars de ses Obligations. Cette initiative a eu l’effet escompté, puisque le cours des Obligations est remonté :

    • celles à échéance la plus proche (2023) remontant à 87 cents du dollar,
    • celles à échéance 2025 gagnant 15 cents pour atteindre 50 cents du dollar.

Cette performance n’a pas échappé à plusieurs grandes institutions, qui ont décidé d’ “acheter du Salvador”. Selon Bloomberg, UBS, JPMorgan, Eaton Vance, PGIM Fixed Income, Lord Abbett, Neuberger Berman … ont relevé leurs perspectives initiales pour investir dans la dette salvadorienne.

Le Salvador a bénéficié d’une gestion proactive et éclairée de son bilan, incluant un rachat de dette au cours du second semestre 2022 et une réforme significative du système de retraites.Mila Skulkina (gestionnaire de fonds, Lord Abbett)
La reprise des obligations du Salvador s’avère trop lucrative pour que les investisseurs puissent y résister. Les rendements époustouflants de 70 %, les meilleurs parmi les obligations en dollars des marchés émergents cette année – Bloomberg

 

Les ménages : Bitcoin peine à changer la vie des Salvadoriens

L’usage quotidien du Bitcoin au Salvador dessine une mosaïque de hauts et de bas.

Une grande partie de la population salvadorienne, environ deux tiers, reste en marge des services financiers classiques. Ce fut d’ailleurs l’un des grands objectifs de la bitcoinisation : réduire à 40, voire 30%, la part des ménages Salvadoriens privés d’accès bancaire (actuellement 70%).

Alors, le virage vers le Bitcoin a-t-il fait mouche dans cette quête d’inclusion? Pas encore, si l’on en croit deux études :

    • Une étude du National Bureau of Economic Research américain, ceux qui ont embrassé l’application gouvernementale Chivo Wallet pour jongler avec le Bitcoin avaient déjà un pied dans la banque, et affichaient un profil plutôt jeune, masculin et éduqué,
    • Un sondage de l’Université Centraméricaine José Simeón Cañas révèle que sept Salvadoriens sur dix souhaiteraient voir la loi Bitcoin reléguée aux oubliettes.

L’autre objectif de cette politique Bitcoin était aussi de dénouer le nœud des transferts d’argent vers le Salvador, qui représentaient près de 24% du PIB du pays fin 2022. L’idée ? Épargner les frais de transfert aux citoyens en les invitant dans l’espace cryptographique.

Toutefois, les données de la Banque Centrale du Salvador nous disent que seulement 1,7% des Salvadoriens ayant envoyé de l’argent depuis l’étranger en 2022 ont choisi la voie des cryptomonnaies.

Une bannière qui indique “Nous acceptons le Bitcoin, gratuit, rapide et sans contagion (en référence au Covid)” à un café sur la plage de Punta Roca, dans la ville de La Libertad, El Salvador (Avril 2021) – Jose Cabezas / Reuters

La production : Bitcoin ne convainc pas (encore) les entreprises locales

Au sein des entreprises salvadoriennes aussi, on navigue entre scepticisme et adoption.

Avec 14% des entreprises acceptant le Bitcoin comme moyen de paiement, l’écosystème crypto-monétaire se fraye un chemin, lentement mais sûrement, dans l’économie nationale.

Cependant, seulement 3,6% des entreprises perçoivent un impact positif sur leurs ventes, et le nombre de nouveaux utilisateurs a considérablement chuté en 2022, illustrant une réticence persistante.

Les entreprises, en majorité, convertissent immédiatement les Bitcoins reçus en dollars. Elles craignent la volatilité redoutée du cryptoactif.

Plusieurs chefs d’entreprises et observateurs critiques regrettent que l’initiative Bitcoin dérouler le tapis rouge surtout pour les géants mondiaux de la cryptomonnaie.

En d’autres termes, le Salvador servirait juste de solution de repli aux acteurs crypto lorqsu’ils sont dans le collimateur des autorités judiciaires américaines (SEC, CFTC) ou des régulateurs européens (ESMA).

On pointe souvent du doigt le rôle de “conseiller réglementaire” de Bitfinex auprès du gouvernement salvadorien.

Et le fait récent que Binance, le plus gros échange de cryptos au monde, soit devenu le tout premier échangeur crypto réglementé au Salvador souligne davantage les passe-droit fiscaux et juridiques qui accompagnent les deux licences phares :

    • La licence de fournisseur de services Bitcoin (BSP) délivrée par la Banque centrale d’El Salvador,
    • La licence permanente de fournisseur de services d’actifs numériques (DASP) délivrée par la Commission nationale des actifs digitaux d’El Salvador.
Seulement 14% des commerces du pays ont déjà utilisé le bitcoin. La chute du cours de plus de 50% n’a pas rassuré la population locale (Janvier 2022) – Marvin Recinos / AFP

Les libertés : le Bitcoin au profit (ou au détriment) des libertés individuelles

Bitcoin change aussi la façon dont le pouvoir peut être exercé dans le pays.

Le président Bukele est un ancien publiciste. Il met à profit une partie de cette expérience pour redorer quelque peu le blason du Salvador. On parle désormais moins de la violence de gangs, qui a longtemps valu au pays d’être étiqueté comme le plus dangereux du monde.

Aujourd’hui, on fait référence au Salvador comme “le pays du Bitcoin”. Le tourisme est en hausse de 30% et les exportations connaissent une croissance à deux chiffres.

Bukele évoque souvent le Bitcoin comme un emblème de liberté économique. Or, d’autres libertés semblent être mises de côté. Par exemple, en mars 2022, une manœuvre gouvernementale visant à éradiquer les gangs a vu plus de 70.000 personnes interpellées sans procédure.

Seulement 5.000 de ces personnes ont été remises en liberté à ce jour. De quoi faire dire à un journaliste local :

Il est ridicule que pour avoir accès au Bitcoin [le gouvernement] veuille présenter le Salvador comme un pays de libertés. Cela serait drôle si la vie de millions de personnes n’était pas affectée.Nelson Rauda (journaliste salvadorien spécialiste du Bitcoin)
Le processus d’adoption a donc été rapide, mais non sans heurts. Manifestation anti-Bitcoin en 2021, réprimée par les forces de l’ordre (Septembre 2021) – AFP

Conclusion : le Salvador va-t-il faire école avec son modèle monétaire ?

Aujourd’hui, le Salvador détient 3044 BTC.

Des bitcoins achetés par tranches de 20 à 500 BTC entre septembre 2021 et novembre 2022. Les précieux jetons lui auront coûté 124 millions de dollars, mais n’en valent plus de 82 millions à l’heure de ces lignes (en moins-value de 33%).

La suite du plan de N. Bukele ? Un grand emprunt national baptisé “Vulcano bonds”. Des obligations émises sur la blockchain, à un taux de 6,5%. La moitié servira à acheter des bitcoins, l’autre moitié aux investissements dans le minage de Bitcoin.

Le ministre des Finances, Alejandro Zelaya, affiche une confiance optimiste, espérant lever jusqu’à 1,5 milliard de dollars, bien que le lancement initial prévu le 20 mars ait été retardé en raison des conditions de marché.

Longtemps critiqué, le modèle monétaire du Salvador est depuis quelques mois l’objet de réflexions très intéressées dans les couloirs des banques centrales du monde entier. On scrute de près comment le pays compte utiliser le Bitcoin pour gérer sa dette publique de 24 milliards de dollars, qui représente 80,7 % du PIB.

Le pays est toujours pris à la gorge par un endettement très lourd. En témoigne une échéance de 800 millions de dollars le 24 janvier dernier, et que le Trésor a réussi à honorer in extremis


Sources : CoinDesk, El Pais, Wall Street Journal, Les Echos, Podcast Plan Cuscatlán: de las Pandillas al Bitcoin (UNU/Maastricht), Nayib Bukele Portfolio Tracker


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David Rajaonary

David Rajaonary

David est analyste financier indépendant, et décrypte chaque dimanche pour vous l’actualité de la crypto et de la finance de la semaine. Il écrit régulièrement quelques papiers pour analyser des acteurs clés de la DeFi, des stablecoins et des monnaies numériques de banques centrales.

Diplômé en Finance et Comptabilité, David exerce depuis 10 ans dans l’Audit, le Conseil en management et l’Analyse financière. Ses premiers pas dans la crypto datent de 2020, avec l’étude de projets de monnaies numériques de banque centrale (MNBC) et de registres distribués (blockchains privées).

Depuis, David écrit régulièrement sur la percée des projets Ripple (XRP), Stellar Lumens (XLM) et Chainlink (LINK). Dans ses articles, il vous montre comment ces projets blockchain s’immiscent et transforment silencieusement le monde bancaire et celui de l'investissement.

Paiements transfrontaliers, transferts d’argent, bancarisation des populations vulnérables, prêts, tokénisation de titres financiers, tokénisation de biens immobiliers, lutte contre la fraude, sécurité … sont le fil conducteur de ses articles.

(Petit disclaimer : il s’exprime à titre personnel et son traitement de l’actualité ne constitue en rien des conseils d’investissement, ni des incitations à acheter ou à vendre des cryptomonnaies. Les prises de position, critiques et conclusions sont établies toujours dans le respect des principes d’éthique et de transparence journalistiques)

Quand il ne rédige pas sur la crypto, David aime explorer l’histoire de l’Art africain et des civilisations arabes.

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