On ne présente plus vraiment Sam Altman. Génie visionnaire pour les uns, prophète dangereux pour d’autres. Il a dirigé Y Combinator, l’accélérateur de start-ups le plus prestigieux de la Silicon Valley. Il a créé OpenAI, une entreprise qui est à l’origine des fameux GPT, des modèles d’intelligence artificielle pré-entraînés sur de larges corpus de données. Surtout, Altman a lancé Worldcoin, un projet fou qui vise à distribuer un revenu de base universel à tous les individus uniques du monde, en utilisant des scans d’iris pour confirmer leur identité.
Worldcoin, la vision, le coup d’œil, la monnaie
Le 23 mai dernier, Sam Altman était reçu à l’Elysée. Face à Emmanuel Macron, costume noir, cravate sombre et chemise blanche, sans bijoux. Les cheveux bruns coupés courts, les yeux bleus brillant d’une lueur malicieuse.
L’air jeune, trop jeune pour être à la tête d’une telle entreprise. Le visage anguleux, presque enfantin, mais avec une expression déterminée et confiante. Son interlocuteur l’observe avec attention, essayant sans doute de percer son mystère.
Sam Altman est venu en France dans le cadre d’une “tournée mondiale d’OpenAI”. Il est venu dialoguer avec les acteurs de l’innovation et de la politique. C’est dans ce cadre qu’il a été reçu par Emmanuel Macron donc, ensuite par Bruno Le Maire et Jean-Noël Barrot le 26 mai.
Le lendemain à Station F, il a exposé sa vision d’un monde où chacun aurait accès à une richesse partagée, où l’innovation serait encouragée et régulée, où l’intelligence artificielle serait au service du bien commun.
L’américain de 38 ans a laconiquement abordé Worldcoin, LE projet qui fâche. Car Sam Altman n’ignore rien des failles de son projet révélés par les médias Coindesk et BuzzFeed, les risques qu’il fait courir à la vie privée et à la sécurité des données biométriques, les critiques qu’il suscite chez les experts et les médias qui l’accusent d’être pas le moins du monde universel, ciblant principalement des pays pauvres et peu soucieux des droits de l’homme.
Un revenu de base universel pour tout humain
Worldcoin est un projet révolutionnaire.
Il veut créer un revenu de base universel en distribuant des jetons de cryptomonnaie à tous les individus uniques du monde. Il veut donner à chacun un accès égal à l’économie globale, indépendamment de son pays ou de son origine.
Mais comment ? Et bien, Worldcoin repose sur trois éléments principaux : le World ID, le World App et le Worldcoin Token.
Le World ID est une solution d’identité décentralisée. Il permet à chaque utilisateur de prouver qu’il est un individu unique et réel, tout en restant anonyme. Pour obtenir un World ID, il faut se faire scanner l’iris par un appareil appelé Orb.
L’Orb est une sphère métallique qui ressemble à un œil géant. Il capture une image de l’iris, la crypte et la convertit en un code numérique unique. Ce code est ensuite stocké dans une base de données distribuée et sécurisée, appelée blockchain.
Le World App est une application mobile qui permet aux utilisateurs d’accéder au réseau Worldcoin. Il permet de recevoir des jetons Worldcoin gratuitement, en échange de leur vérification par l’Orb. Il permet aussi de gérer son portefeuille de jetons, de les envoyer ou de les recevoir, de les échanger contre d’autres cryptomonnaies ou contre des monnaies fiduciaires.
Le Worldcoin Token (WLD) est la cryptomonnaie native du réseau Worldcoin. C’est le moyen de paiement et d’échange utilisé par les utilisateurs du réseau. C’est aussi le symbole de leur appartenance à la communauté Worldcoin. Le WLD a pour vocation d’être une monnaie universelle, accessible à tous, stable et durable.
Quelles sont les promesses de Worldcoin ?
Elles sont multiples et ambitieuses.
Worldcoin promet d’offrir un revenu de base universel à tous les individus uniques du monde. Il s’agit d’un revenu garanti, versé périodiquement, sans condition ni contrepartie. L’idée est de fournir à chacun un filet de sécurité économique, qui lui permette de subvenir à ses besoins essentiels, de se libérer des contraintes du travail salarié, et de s’épanouir personnellement et socialement.
Worldcoin promet aussi d’inclure tous les exclus du système financier actuel. Il s’agit notamment des personnes qui n’ont pas accès à un compte bancaire, à une carte de crédit, ou à des services financiers basiques.
Ces personnes sont souvent situées dans des pays pauvres ou en développement, où les infrastructures financières sont insuffisantes ou corrompues. Worldcoin leur offre la possibilité d’entrer dans l’économie globale, grâce à une simple application mobile et à un scan d’iris.
Worldcoin promet enfin d’anticiper les conséquences sociales et économiques de l’avènement de l’intelligence artificielle. Il s’agit du phénomène qui voit des machines capables d’apprendre et de résoudre des problèmes complexes, surpasser les capacités humaines dans de nombreux domaines.
Ce phénomène risque d’entraîner une perte massive d’emplois, une augmentation des inégalités, et une remise en question du sens du travail humain. Worldcoin propose une solution pour amortir le choc et préparer la transition vers un nouveau modèle économique.
Quels sont les soutiens dont Worldcoin bénéficie ?
Ses soutiens sont nombreux et prestigieux.
Sam Altman n’est pas seul dans son aventure. Tools for Humanity (TFH), l’entité qui gère Worldcoin, est entourée de grands noms de la Silicon Valley. Elle n’a eu aucun mal, ou très peu, à lever 115 millions de dollars pour donner un coup d’accélérateur au projet.
Parmi les participants à ce tour de table, il y a du beau monde :
- 👉 Elon Musk, le fondateur de Tesla, SpaceX et Neuralink, qui a cofondé OpenAI avec Sam Altman,
- 👉 Peter Thiel, le cofondateur de PayPal, Palantir et Founders Fund, qui a investi dans Worldcoin.
- 👉 Marc Andreessen, le cofondateur de Netscape, Andreessen Horowitz et a16z Crypto, le fonds d’investissement le plus influent du milieu crypto,
- 👉 Vinod Khosla, le cofondateur de Sun Microsystems et Khosla Ventures,
- 👉 Jack Dorsey, le cofondateur de Twitter et Square
Si le prospectus de cette levée n’a pas été éventé, on sait que le tour de table, mené par Blockchain Capital, a vu Worldcoin valorisé à près de 3 milliards de dollars et 30 milliards en termes de valeur entièrement diluée.
3 milliards, pour nos amis cryptonautes, ce fut la valeur attribuée au jeu Axie Infinity au moment de sa méga-levée de fonds en octobre 2021, au plus fort de l’euphorie générée par les métavers. Ou encore celle attribuée au prêteur crypto BlockFi, désormais en faillite, en mars 2021.
Des identités revendues au marché noir à des acheteurs chinois ?
Worldcoin est un projet problématique.
Fin mai, le média CoinDesk a publié une enquête sur la revente des identités World ID au marché noir chinois (rappelez-vous : une fois le scan effectué, les utilisateurs récupèrent un code numérique unique qui correspond à l’identité de l’utilisateur, et qui est stocké dans l’application World App).
Les vendeurs sont souvent situés dans des pays pauvres ou en développement, où les utilisateurs de Worldcoin sont principalement localisés, tels que le Cambodge ou le Kenya. Les identités seraient disponibles pour des montants allant de 30 à 2000 dollars, selon la nationalité.
Les acheteurs sont souvent situés en Chine, où l’application World App n’est pas disponible officiellement, en raison des restrictions imposées par le gouvernement sur les applications étrangères et la collecte de données.
Mais pourquoi ? Ils cherchent à profiter du projet Worldcoin, qui promet de distribuer un revenu de base universel en cryptomonnaie à tous les individus uniques du monde. Ils sont prêts à payer des sommes allant de quelques dollars à plusieurs milliers pour obtenir une identité World ID valide.
Des Orbs piratés ?
Worldcoin souffre enfin d’un problème de gestion.
Ses opérateurs d’Orbs sont mécontents. The Verge a révélé que des opérateurs et des intermédiaires proposaient de vendre les données biométriques collectées par les Orbs à des tiers, sans le consentement ni la connaissance des utilisateurs.
Plus grave encore, TechCrunch a révélé que des hackers avaient installé des logiciels malveillants sur les appareils personnels de plusieurs opérateurs d’Orbs, pour leur voler leurs identifiants d’accès au portail en ligne et à l’application de Worldcoin.
Ces identifiants leur donnaient un accès complet au tableau de bord de l’opérateur d’Orb, qui contient des données sensibles, telles que des documents de formation, des demandes de support ou des données biométriques.
Le PDG de Worldcoin, Alex Blania, a déclaré qu’aucune donnée personnelle ou sensible n’avait été compromise, et que la société avait réinitialisé tous les identifiants des opérateurs par précaution.
Worldcoin sera-t-il conforme au RGPD ?
La réponse n’est pas évidente, car le projet présente plusieurs particularités et ambiguïtés.
D’une part, Sam Altman affirmait à Station F que Worldcoin respectait les principes de minimisation, de transparence, de consentement et de sécurité des données, qui sont au cœur du RGPD.
Worldcoin déclare “ne collecter aucune donnée personnelle des utilisateurs, mais seulement un code numérique unique généré à partir de leur iris, qui ne permet pas de les identifier”. Un mécanisme qui n’implique pas de stocker ni transférer les données biométriques des utilisateurs, mais uniquement les crypter et les conserver localement sur les Orbs qui ont servi à scanner chaque iris.
D’autre part, Alex Blania affirme ne pas traiter ni partager les données des utilisateurs avec des tiers, mais les utiliser uniquement pour vérifier leur unicité et leur distribuer des jetons.
En réalité, Worldcoin présente bien des risques et des failles en matière de protection des données, qui pourraient le rendre non conforme au RGPD. Principalement parce qu’il collecte les adresses email, les numéros de téléphone et les scans de cartes d’identité nationales dans certaines régions.
Pire, comme l’ont révélé plusieurs médias et enquêtes, Worldcoin ne recueille pas le consentement éclairé ni l’information des utilisateurs, qui sont souvent trompés ou manipulés par des pratiques de marketing déloyales ou mensongères.
Conclusion
Worldcoin est un projet paradoxal.
Il est porté par une vision ambitieuse et généreuse, mais il est miné par des failles et des dangers. Il est soutenu par des acteurs puissants et influents, mais il est critiqué par des observateurs pour le moins lucides. Il est présenté comme une utopie, mais il ressemble davantage à une dystopie.
Alors, Worldcoin définitivement une utopie ou une dystopie ? Cela dépend de la vision que l’on a du monde. Vous le verrez comme une utopie, s’il vous semble capable de créer un monde plus juste, plus inclusif et plus prospère. Vous le verrez comme une dystopie, si ses visées vous font peur car à l’origine d’un monde plus contrôlé, plus uniforme et plus déshumanisé.
Worldcoin pose “un défi profond pour nos cultures” (pour reprendre le mot d’E. Macron sur Twitter), cela ne fait aucun doute. Il soulève des questions sur le consentement et l’information des utilisateurs. Il soulève des questions sur la souveraineté et la diversité des monnaies. Il soulève des questions sur le sens et la valeur du travail humain.
Sources : Worldcoin, CoinDesk, TechCrunch, TechCrunch, The Verge, BuzzFeed
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