
Il y a quelques mois encore, personne n’aurait parié un kopeck sur cette monnaie virtuelle au nom risible, inspirée d’un personnage de bande dessinée. Entre faillites et ruines, le rude hiver crypto avait confiné dans leur niche les monnaie-mèmes, comme le Dogecoin (DOGE) et le Shiba Inu (SHIB). Et pourtant. Les cryptos ont été doucement tirées de leur torpeur par le krach des banques américaines. Plus vif encore que les autres, le Pepe Coin a connu une ascension fulgurante, atteignant des sommets, avant de corriger brutalement.
Qui se cache derrière ce phénomène inédit ? Quelles sont les motivations et les aspirations de ceux qui ont investi dans le Pepe Coin ? Idéologie sulfureuse, vraiment ? C’est une histoire passionnante, parfois effrayante, que je vais vous raconter.
Pepe Coin, une naissance entourée de mystère
Vendredi 14 avril. Au crépuscule (18h21, heure de Paris), un anonyme, comme tant d’autres avant lui, lance sa cryptomonnaie sur Uniswap. La bourse crypto, la plus importante des bourses décentralisées de l’écosystème, est le théâtre d’un flot ininterrompu de nouveaux tokens.
Mais parmi la centaine de nouvelles cryptommonnaies créées ce jour, le Pepe Coin (PEPE) n’est pourtant pas comme les autres. Elle a quelque chose. Peut-être est-ce lié au mème dont elle s’inspire : la grenouille Pepe, symbole de la liberté, de la créativité, de la résistance à l’ordre établi.
Ou, peut-être, au-delà de sa nature de monnaie-mème, est-ce lié au geste éthique de son créateur ? Car le “smart contract” du Pepe Coin a été déployé d’une manière très singulière. Son créateur a regroupé 93,1% de ses précieux jetons, puis les a placés sous séquestre, dans une “réserve de liquidité” d’Uniswap.
Les clés qui permettent de les récupérer, appelées “jetons LP”, sont ensuite brûlées. Autrement dit, envoyées à une adresse nulle, une sorte de trou noir numérique d’où elles ne reviendront jamais.
L’anonyme a donc gardé peu de jetons pour lui-même, qu’il revendra même peu de temps après, pour une somme modique. Une manière de dire son désintéressement et d’inspirer la confiance au futurs détenteurs des jetons PEPE.
A bien y regarder, on retrace vite l’adresse “Pepe:Deployer” comme l’identité utilisée pour mettre en route le contrat sur la blockchain Ethereum. Une adresse qui a été générée aléatoirement et qui n’a pas d’identité associée. Qui est-il ? D’où vient-il ? Quelles sont ses motivations ? Nul ne le sait. Il a préféré rester dans l’ombre, comme un artiste sans visage.
Aux origines de Pepe la grenouille et son appropriation par la culture internet

Revenons en arrière, en 2005 plus précisément. Matt Furie, dessinateur installé en Californie, dévoile pour la première fois son personnage dans sa bande dessinée Boy’s Club. Dans une page de sa BD, on voit Pepe uriner aux toilettes, debout et le short baissé jusqu’aux chevilles. Un de ses amis s’exclame “Hey Pepe, il paraît que tu baisses complètement ton froc quand tu pisses ?” Pepe répond avec un sourire béat “feels good man” (c’est trop cool, mec).
Il a un caractère paresseux, naïf et bon enfant. Il aime faire des blagues, fumer de l’herbe et se détendre. Avec s expression fétiche “feels good man”, Pepe devient rapidement populaire sur internet, grâce à un site web appelé 4chan, qui rassemble des amateurs de culture underground et de mèmes.
Ils lui font pronendre différentes expressions faciales, selon les émotions qu’ils veulent exprimer : tristesse, colère, joie, surprise… Ils lui font dire des phrases drôles ou absurdes. Ils le font interagir avec d’autres personnages ou situations. Ils créent ainsi une multitude de variantes de Pepe la grenouille, qui circulent sur le web.
Pepe devient alors un phénomène mondial. Il est repris par d’autres sites web, comme Reddit ou Tumblr. Il est utilisé par des célébrités, comme Katy Perry ou Nicki Minaj. Il est même exposé dans des musées d’art contemporain.
Pepe, symbole universel de la culture internet, a même droit à son film en 2020 (meilleur documentaire au festival du film de Sundance). Le film s’intitule Feels Good Man et il raconte, à travers les mots de Matt Furie, la création de Pepe, sa récupération par les mouvements politiques, y compris ceux de l’extrême droite US.
La création du Pepe Coin sur Ethereum et ses caractéristiques techniques
Mais comment passe-t-on du mème Pepe la grenouille au Pepe Coin ? La réponse se trouve dans Ethereum. Ethereum est, comme vous le savez, la reine des plateformes décentralisées.
On y crée des applications et des monnaies basées sur la blockchain, un grand registre public et immuable, où chaque transaction n’a pas besoin d’une autorité centrale pour être émise ou contrôlée.
Ethereum offre la possibilité aux développeurs de laisser libre cours à leur imagination. Le Pepe Coin est créé comme une cryptomonnaie déflationniste. Un terme cher aux économiste, pour dire qu’elle a une offre limitée et qu’elle réduit progressivement sa circulation.
Mais le symbole ne s’arrête pas là. Le Pepe Coin a une offre maximale de 420 690 milliards de milliards de jetons, en référence au nombre 420 qui est associé à la consommation de cannabis. Le Pepe Coin a aussi un mécanisme de brûlage, qui consiste à détruire une partie des jetons à chaque transaction. Un subtil rouage qui vise à maintenir la rareté et la valeur du PEPE …
Le Pepe Coin se distingue également par sa politique de non-taxation. Contrairement à d’autres cryptomonnaies qui prélèvent des frais ou des taxes sur chaque transaction, le Pepe Coin ne fait payer aucun coût supplémentaire aux utilisateurs.
Le Pepe Coin se veut ainsi une monnaie libre et équitable, qui respecte le choix et la volonté de ses détenteurs. A ce sujet, le Pepe Coin se base sur le standard ERC-20, qui est un protocole qui définit les règles communes aux cryptomonnaies créées sur Ethereum. Le Pepe Coin peut donc être échangé sur les plateformes décentralisées qui acceptent les jetons ERC-20, comme Uniswap.
Des millionnaires en quelques clics …

Le Pepe Coin a ainsi connu une croissance exponentielle, passant de 0.000000055142 $ le 18 avril à 0.00000431 $ le 5 mai, soit une augmentation de plus de 7700 % en moins de trois semaines.
Sa capitalisation (nb de jetons en circulation * cours unitaire) est encore plus parlante. Elle a flirté avec les 1,8 milliard de dollars, se hissant à la 60ème place du classement des cryptomonnaies sur CoinMarketCap. Il est allé jusqu’à dépasser des cryptomonnaies plus anciennes et plus établies, comme Monero (XMR) ou Stellar (XLM).
Le Pepe Coin a fait des heureux, et même quelques millionnaires. La société Lookonchain, vigile de la blockchain, en a identifié au moins trois, tous des acheteurs de la première heure.
▶ Le premier a fait passer sa mise de 1 ETH à 929 ETH. Il a acheté 5,42 trillions de PEPE avec 1 Ether, a ensuite vendu 3,42 trillions de PEPE pour 929 Ethers. Il a réalisé une plus-value de près de 2 millions de dollars. Il a gardé 2 trillions de PEPE, qui valent aujourd’hui plus de 2 millions de dollars (voir ici).
▶ Le deuxième a fait passer sa mise de 2,3 ETH à 670 ETH. Le deuxième a acheté 5,9 trillions de PEPE avec 0,125 Ether, un capital très limité. Il a ensuite vendu 2 trillions de PEPE pour 560 Ether, empochant ainsi plus d’un million de dollars. Il a conservé 3,9 trillions de PEPE, qui valent aujourd’hui plus de 2 millions de dollars (voir ici).
▶ Le troisième a fait passer sa mise de 0,125 ETH à 560 ETH. Le troisième a acheté 4,22 trillions de PEPE avec 2,3 Ether. Il a ensuite vendu 3,22 trillions de PEPE pour 670 Ether, engrangeant ainsi plus d’un million de dollars. Il a gardé 1 trillion de PEPE, qui vaut aujourd’hui plus d’un million de dollars (voir ici).
… mais aussi des déçus
Un autre investisseur n’a pas eu autant de chance. Et pourtant, il est arrivé au bon moment. Le 5 mai, pile le jour où le PEPE imprime son cours le plus haut (son ATH) à 0,000004354 dollar et franchit une capitalisation de 1,6 milliard de dollars.
L’investisseur en question achète plus de 2,5 trillions de PEPE, en échangeant un montant dérisoire de 0,013 ETH, l’équivalent de 24 dollars à ce moment-là. Seulement, quelques minutes après son achat, son adresse se retrouve blacklistée. Deux questions : le développeur n’avait-il pas jeté les clés ? Et pourquoi cette adresse uniquement, la seule à ce jour ?
L’investisseur blacklisté serait en réalité un robot MEV, un de ces bots qui voulait acheter une quantité importante du jeton en devançant les investisseurs “humains”, pousser son prix à la hausse et encaisser le profit très rapidement.
Les jetons détenus par l’adresse blacklistée sont considérés comme perdus à jamais, car la blacklist ne peut plus être modifiée. En effet, c’est ce jour-là que le développeur a renoncé à tous ses privilèges sur le contrat, le laissant désormais fonctionnel, à perpétuité. L’investisseur blacklisté détient toujours ses 2,5 trillions de PEPE, qui valent environ 4,9 millions de dollars au prix actuel, mais il ne peut ni les vendre ni les transférer.

L’ultradroite, vraiment ?

Le désarroi de Matt Furie grandit lorsqu’il constate que Pepe devient un signe de ralliement des trolls nationalistes US. Alors qu’il était à l’origine un symbole apolitique, il est progressivement récupéré par l’extrême droite américaine tout au long des années 2010. Que s’est-il passé ?
Le glissement commence vraiment en 2015, quand le mème Pepe la grenouille est récupéré par une poignée d’internautes se réclamant de l’alt-right, courant politique mêlant nationalisme blanc, suprématisme, antisémitisme, misogynie et anti-immigration. D’autres iront jusqu’à poster des variantes de la grenouille grimée en nazi, portant des symboles racistes ou antisémites.
Le mème Pepe gagne une nouvelle notoriété en 2016, quand il est associé à la campagne présidentielle de Donald Trump. Le mème Pepe la grenouille apparaît même sur le compte Twitter de Donald Trump lui-même, qui retweete une image le représentant sous les traits de la grenouille.
Incapable de soustraire sa créature de l’appropriation politique, Matt Furie ira jusqu’à la “tuer” dans une bande dessinée publiée en mai 2017. Il dessine une page unique montrant les amis de Pepe lui rendre hommage lors de son enterrement. Avant d’en arriver là, Matt Furie avait tenté de sauver Pepe de la controverse en lançant une campagne avec la Ligue Anti-Diffamation (ADL) et en écrivant un article dans Time.
Il continuera même après, mettant en demeure plusieurs personnalités de l’alt-right avec des lettres publiées par le site Motherboard. Il y a aujourd’hui, pour les fans de Matt Furie, des raisons d’être davantage consterné. Pepe serait donc mort, pour trouver une nouvelle vie dans le monde des cryptomonnaies, comme signe de ralliement des spéculateurs de tous horizons ?

Après la fulgurance, le déclassement ?
Que reste-t-il de PEPE après sa hausse fulgurante ? Pour l’heure, la hype ne semble pas retombée entièrement. La cryptomonnaie capitalise toujours 630 millions de dollars, au moment où j’écris ces lignes. Elle reste à distance de tir (ou devrais-je dire de “pump”) de son cours le plus haut atteint le 5 mai.
Le 5 mai justement, fut une date-clé. Ce jour-là, la plus grosse bourse crypto, Binance, ouvrait à ses utilisateurs le trading sur le jeton. Parce que Binance contrôle 50% du marché, le passage par les fourches caudines de Binance est une étape incontournable pour tout jeton qui amibtionne un succès dans l’écosystème : Dogecoin (DOGE) et Shiba Inu (SHIBA) notamment, sont passés par là. Pour le PEPE, difficile de ne pas y voir une forme de reconnaissance.
Et les détenteurs, dans tout cela, que sont-ils devenus ? Les données des portefeuilles sont particulièrement éloquentes : le nombre de portefeuilles en profit décline très vite, il n’en reste que 50 000 à l’heure de ces lignes, contre plus de 100 000 le 5 mai.
A l’inverse, les portefeuilles en perte augmentent vite, et leur nombre (voir en rose ci-dessous) finit même par croiser à la hausse celui des investisseurs en profit, à plus de 55 000.
En attendant, les recettes du succès de Pepe Coin donnent des idées à d’autres tokens revendiquant leur côté mème. Nous en parlons d’ailleurs aujourd’hui dans nos colonnes, avec des représentants tels que le SPONGE (inspiré de Bob l’éponge) ou de TURBO (inspiré de la grenouille Turbo Toad). Tous espèrent approcher ou dépasser le record établi par PEPE, celui du jeton ayant atteint le plus rapidement la barre du milliard en capitalisation. Pas une mince affaire.

Sources : Arkham Intelligence, Etherscan, CoinMarketCap, Le Monde, Time, Motherboard
Sur le même sujet :