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Tether est-il devenu un acteur trop imposant dans l’écosystème crypto ?

David Rajaonary
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La danse du bitcoin se fait aujourd’hui au rythme de Tether. La moitié des précieux jetons s’achète, ou se vend, avec le Tether USDt (USDT). Ce dollar tokénisé comptait pourtant moins d’un milliard de jetons en circulation en 2017, quand le bitcoin franchissait pour la première fois les 20.000 dollars. Au moment de ces lignes, plus de 84 milliards d’USDT irriguent le marché. Dans l’arène des cryptomonnaies et au-delà, Tether est un géant. Une société dont les bénéfices cette année surpasseront certainement ceux de … BlackRock.

Si les débats autour de sa transparence fusent, l’entité, elle, continue de tisser sa toile avec des réserves faramineuses et une emprise sur le Bitcoin qui s’accentue. Sa position dominante interroge, dans un univers où la décentralisation est prônée comme le Graal.

 

1. Un empire adossé à des réserves en Bons du Trésor américain

L’emprise tentaculaire de Tether s’étend bien au-delà de la capitalisation boursière apparente de son Tether USDt.

Sa prépondérance devient évidente quand on compare ses chiffres à ceux des mastodontes financiers traditionnels. Si l’on s’en tient à son dernier rapport, la société gère des actifs totalisant 86,5 milliards de dollars.

Que représentent ces actifs ? Tout simplement la contrepartie en dollars de ses tokens USDT circulant sur diverses blockchains : plus de 42 milliards d’USDT circulant sur le réseau Tron, et plus de 38 milliards d’USDT sur Ethereum.

A l’heure actuelle, les réserves de Tether affichent un excédent de 3,3 milliards de dollars. Le chiffre est flatteur, il signifie que les tokens émis par la société sont largement couverts par des dollars bancaires réels.

Une grande partie de ces actifs est conservée sous forme de Bons du Trésor américain. Des Bons à court terme essentiellement, des repo (des prêts sécurisés à court terme), des parts dans des fonds monétaires et d’autres équivalents de liquidités.

En plus d’être sûrs, ces instruments permettent à Tether de générer des revenus conséquents. En effet, les rendements des bons du Trésor ont été propulsés au-dessus de 5% par an par la Réserve Fédérale américaine. Rien qu’au deuxième trimestre, Tether a enregistré un bénéfice supérieur au milliard de dollars.

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29 milliards de dollars en USDT changent de main chaque jour. C’est presque trois fois plus qu’en bitcoins, dont le volume dépasse rarement 12 milliards par jour.

 

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2. Des profits supérieurs à ceux des géants de Wall Street

L’une des caractéristiques les plus étonnantes de Tether réside en effet dans sa capacité à générer des profits phénoménaux, malgré une taille d’entreprise relativement modeste.

Pour un analyste, l’idée qu’une entreprise comptant environ 60 employés puisse dégager des bénéfices trimestriels dépassant 1 milliard de dollars peut sembler irréelle. Et pourtant, Tether a fait savoir que c’était le cas pour le deuxième trimestre, car l’entreprise a dégagé un bénéfice opérationnel supérieur au milliard – et un bénéfice net de 850 millions.

Les bons du Trésor à un mois rapportent actuellement 5,378%. Or, Tether ne verse aucun rendement sur son stablecoin, ou presque. Tether encaisse la différence, et compte tenu des montants en jeu, les bénéfices s’accumulent rapidement.

La marge bénéficiaire de Tether se situe à près de 60%. C’est considérablement plus élevé que celle de nombreuses entreprises Fortune 500​.

Au rythme où vont les choses, il est prévu que les profits de Tether atteignent environ 6 milliards en 2023, surpassant ainsi les 5,5 milliards de dollars de revenu net prévus par BlackRock, plus grand gestionnaire d’actifs au monde (9.000 milliards sous gestion).

Et pourtant, ironiquement, ce n’est ni aux Etats-Unis, ni en Europe que l’USDT est le plus utilisé. C’est dans les régions où le système financier est le moind développé, c’est-à-dire en Amérique du Sud et en Asie du Sud-Est.

 

3. Un stock de Bitcoins supérieur à celui des Etats-Unis

Tether détient environ 55.022 bitcoins, une valeur marchande d’environ 1,6 milliards de dollars.

Il s’agit d’une augmentation notable par rapport aux 48.596 bitcoins qu’elle détenait il y a seulement trois mois, ce qui équivaut bien à une augmentation de 13%.

Ce stock de bitcoins n’est pas statique, il reflète une stratégie d’investissement dynamique. Tether a en effet choisi le bitcoin comme l’un de ses véhicules d’investissement privilégiés, en y consacrant 15% de ses bénéfices trimestriels.

Cette stratégie n’est pas sans risques. D’abord parce que nous ne sommes pas à l’abri d’une rechute significative du marché, en cas de coup dur réglementaire aux Etats-Unis, bien que ce scénario soit de plus en plus à exclure.

Ensuite, parce que Tether, tout en augmentant ses réserves en bitcoin, a vu sa réserve en espèces diminuer de façon significative, passant de 5,3 milliards de dollars en décembre 2022 à seulement 90,8 millions en juin.

Quel est le souci ? Si un nombre trop important de traders demandaient le remboursement de leurs dollars simultanément, Tether pourrait être obligé de liquider à pertes ses actifs. Un scénario qui a déjà donné des idées à quelques fonds spéculatifs à l’été 2022, puis de nouveau à l’été dernier, comme l’a montré la startup d’analyse française Kaiko.

Leur mode opératoire : emprunter des USDT sur les marchés, puis les échanger massivement  contre d’autres stablecoins (tels que l’USDC son principal concurrent), de sorte qu’un USDT vale moins qu’un dollar (et moins de un USDC par conséquent), racheter de nouveau ces USDT à un prix décoté, puis rembourser ses emprunts avec une plus-value à la clé.

Sauf que jusqu’ici, toutes ces tentatives de destabiliser Tether par des pressions vendeuses se sont soldées par des échecs. De quoi faire dire à son nouveau patron, Paolo Ardoino, que “nous sommes la société la plus résiliente du secteur”.

Paolo Ardoino a débuté comme ingénieur logiciel senior chez Bitfinex en 2014, avant d’être promu “directeur de la technologie” deux ans plus tard. Il vient d’être promu PDG – Image Tether

 

4. Une expansion multiforme, toujours centrée sur le Bitcoin

Que faire avec cette montagne de cash excédentaire ? La réponse évidente : investir.

Désormais, l’empreinte de Tether ne se limite plus à créer à gérer les demandes de rachat de son stablecoin phare auprès de ses banques partenaires, dont la controversée banque privée Britannia Bank & Trust (Bahamas).

Un des investissements récents de Tether se trouve dans le minage. Bien que le montant précis de l’investissement n’ait pas été divulgué, Tether a annoncé qu’elle avait acquis une participation dans une ferme de minage de Bitcoin en Uruguay.

Le choix du pays n’est pas anodin. En Uruguay, pays de grandes plaines sillonnées de montages de faible altitude, 94% de l’électricité provient de l’hydroélectrique (57%), de l’éolien et du solaire.

Ce projet fait écho à un autre projet sud-américain cher à la société, situé au Salvador. Un parc de minage alimenté par des énergies renouvelables à hauteur de 241 mégawatts, baptisé Volcano Energy, près de la ville de Metapán, au nord du petit pays (le premier à avoir donné cours légal au bitcoin).

“Volcano Energy est l’une des initiatives les plus stratégiques dans lesquelles nous investissons”, déclarait Paolo Ardoino dans un communiqué. En effet, le site salvadorien serait le quinzième mineur le plus puissant, s’il parvient à délivrer les 1,3 exahash/seconde (EH/s) de puissance de calcul prévue.

Là encore, Tether n’a pas divulgué le montant de son investissement. Mais la start-up revendique un premier tour de table réussi avec 250 millions de dollars fermes, sur un total de 1 milliard d’engagements.

Petit Etat d’Amérique Centrale, le Salvador annonce la création d’une usine de minage à énergie renouvelable, financée par 1 milliard de dollars. Tether est l’invité le plus prestigieux de son premier cycle de financement – Alex Pena / Getty Images

 

5. Les questions récurrentes autour de ses réserves

Tether a été l’objet de critiques récurrentes quant à son manque de transparence, en particulier en ce qui concerne la vérification de ses réserves. En clair, le marché s’est toujours demandé si chacun des 84 milliards d’USDT a toujours bien été garanti, et l’est toujours, par 1 USD gardé auprès des banques partenaires de Tether.

Depuis 2017 au moins, la société promet un audit indépendant. Paolo Ardoino, ancien directeur de la Technologie désormais promu PDG, déclaré au Wall Street Journal en août 2022 qu’un audit serait “probablement réalisé dans les mois à venir”. Or à ce jour, rien.

Au lieu d’un audit exhaustif, Tether, à l’instar d’autres stablecoins majeurs, publie des “attestations trimestrielles”, fournissant un instantané de ses réserves et de son passif, le tout signé par un cabinet comptable, BDO Italia.

Les audits, en règle générale, se veulent plus rigoureux que de simples attestations. Un audit est mené dans le but de débusquer des irrégularités, montrer des risques pas forcément connus de la société elle-même. Les attestations ne valident que les chiffres fournis par la direction de l’entreprise à une date et une heure précises, sans examiner les transactions avant ou après cette date.

Une démarche qui ouvre la porte à des dérives … En 2017 justement, une attestation de Tether a été faussée par sa société sœur, Bitfinex. Celle-ci lui avait transféré 382 millions de dollars, quelques heures avant que son cabinet de l’époque, Friedman LLP, produise une attestation de ses réserves.

Une manœuvre frauduleuse qui lui vaudra des poursuites de la Commodity Futures Trading Commission (CFTC) américaine en 2022. A l’époque, l’USDT de Tether pesait encore moins de 1 milliard de dollars. Ce transfert de dernière minute de 382 millions représentait donc une part énorme de ses réserves …

Le 4 août dernier, un tribunal de district (sud de New York) a rejeté un recours collectif contre Tether et Bitfinex pour “mensonges sur ses réserves”, intenté par les plaignants Matthew Anderson et Shawn Dolifka

Tether et ses démêlés avec les autorités américaines

Ces manœuvres de Tether évoquent de manière troublante les astuces comptables employées par les emprunteurs pour obtenir des “prêts menteurs” à la veille de la crise des subprimes de 2008.

Ce maquillage financier réalisé en 2017 a conduit la Commodity Futures Trading Commission (CFTC) à lui infliger une amende de 41 millions en octobre 2021, sans que Tether n’admette aucune faute.

Quelques mois avant, en février 2021, Tether avait déjà accepté de régler une amende de 18,5 millions à l’État de New York pour mettre fin à des poursuites. Le conflit entre le Bureau du Procureur et Tether tenait à un “prêt” de 850 millions de dollars en USDT accordé à la plateforme d’échange Bitfinex, sa société sœur.

Un prêt ? Plutôt une tentative de couvrir un déficit dans la trésorerie de Bitfinex. Un trou provoqué par des ennuis judiciaires de leur processeur de paiement de l’époque, la société panaméenne Crypto Capital, dont 850 millions avaient été saisis par les autorités fédérales américaines.

Un vaste coup de filet des autorités américaines, portugaises et polonaises sur un réseau mondial de blanchiment d’argent et de shadow banking orchestré par deux individus, Reginald Fowler (un personnage bien connu dans le microcosme du football américain) et Ravid Yosef.

L’USDT de Tether est ressorti comme le grand gagnant des multiples crises de confiance qui ont touché l’industrie crypto (scandale FTX, faillite de la Signature Bank), alors que son rival, l’USDC de la société Circle, est sur le reculoir. Tether a même fait une nouvelle promesse : publier des données en temps réel sur ses réserves à partir de 2024. Une annonce faite par son patron fraîchement promu, Paolo Ardoino, lors d’une interview accordée à Bloomberg News. 


Sources : Wall Street Journal, Barron’s, CoinDesk, Tether


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David Rajaonary

David Rajaonary

David est analyste financier indépendant, et décrypte chaque dimanche pour vous l’actualité de la crypto et de la finance de la semaine. Il écrit régulièrement quelques papiers pour analyser des acteurs clés de la DeFi, des stablecoins et des monnaies numériques de banques centrales.

Diplômé en Finance et Comptabilité, David exerce depuis 10 ans dans l’Audit, le Conseil en management et l’Analyse financière. Ses premiers pas dans la crypto datent de 2020, avec l’étude de projets de monnaies numériques de banque centrale (MNBC) et de registres distribués (blockchains privées).

Depuis, David écrit régulièrement sur la percée des projets Ripple (XRP), Stellar Lumens (XLM) et Chainlink (LINK). Dans ses articles, il vous montre comment ces projets blockchain s’immiscent et transforment silencieusement le monde bancaire et celui de l'investissement.

Paiements transfrontaliers, transferts d’argent, bancarisation des populations vulnérables, prêts, tokénisation de titres financiers, tokénisation de biens immobiliers, lutte contre la fraude, sécurité … sont le fil conducteur de ses articles.

(Petit disclaimer : il s’exprime à titre personnel et son traitement de l’actualité ne constitue en rien des conseils d’investissement, ni des incitations à acheter ou à vendre des cryptomonnaies. Les prises de position, critiques et conclusions sont établies toujours dans le respect des principes d’éthique et de transparence journalistiques)

Quand il ne rédige pas sur la crypto, David aime explorer l’histoire de l’Art africain et des civilisations arabes.

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